Pierre Guèvremont
Je deviens réel
Je deviens réel
Ma créativité s’est d’abord manifestée avec de la gouache à la garderie et petit à petit elle s’est transformée en écriture. J’ai étudié les déclinaisons latines et les structures grammaticales du français au secondaire, le livre des versions latines s’appelait le Civis Romanus (le Citoyen Romain). Lors de mon cours universitaire, j’ai appris à utiliser la rigueur des formules mathématiques pour décrire les phénomènes de la physique. La recherche du mot juste, la description d’une situation, susciter l’intérêt du lecteur, transmettre un sentiment sont devenues pour moi aujourd’hui presqu’une obsession.
Je me souviens avoir écrit à ma mère une lettre à 23 ans pour lui exprimer l’émotion que me causait le départ de l’appartement d’une jeune femme avec qui j’habitais. J’ai entretenu une correspondance postale assidue durant une trentaine d’années avec ma mère qui vivait à l’étranger. J’ai principalement travaillé dans un hôpital dédié aux traitements des maladies mentales dont une vingtaine d’années en tant que préposé aux bénéficiaires. Une de mes fonctions à laquelle je m’appliquais particulièrement consistait à écrire à mes collègues dans le cahier de rapport quotidien mes observations concernant le suivi des soins envers les usagers. Je me suis familiarisé avec des abréviations comme PMD, TOC, TDAH pour désigner des maladies mentales que je ne connaissais pas, et avec des noms de médicaments de plus en plus sophistiqués tels que antipsychotique, antidépresseur, anxiolytique… Clozapine, Zyprexa, …. Suite à une intervention chirurgicale mineure et à la convalescence qui s’en ai suivi, mon employeur m’affecta à du travail de bureau durant lequel j’appris à utiliser l’ordinateur. Je m’achetai un lap-top et j’abandonnai ma dactylo. Dernièrement j’ai élaboré un dossier d’une trentaine de pages pour revendiquer à la Régie du logement mes droits en tant que locataire.
J’ai perdu mes repères à plusieurs reprises durant ma vie. La dernière fois, lorsque j’ai pris ma retraite en 2012, j’ai consulté une psychologue qui m’a demandé de lui décrire mes cauchemars par écrit, ce que je fis. Je garde en permanence, six ans plus tard, du papier et un crayon à mon chevet. Je suis retourné travailler à temps partiel et sur appel pour mon ancien employeur à raison d’une cinquantaine de jours par année. Durant mes nombreuses journées libres, je peins sur place des ruelles ou des parcs et à l’intérieur je m’inspire de photos. J’ai fait de la bande dessinée et de la sculpture, le théâtre est plus exigeant. J’écris à l’occasion dans un journal communautaire pour mettre mes idées de l’avant. La langue française et le développement de la culture canadienne française font partie de mes priorités. J’en suis venu après beaucoup d’efforts à me consacrer aux véritables enjeux de ma vie.
J’ai développé un prétexte d’écriture qui me satisfait pour l’instant du moins. Je raconte par écrit comme si c’était un roman, les heureuses rencontres que m’apportent les hasards surprenants de la vie. Peut-être les hasards me sont-ils de plus en plus fréquents avec le temps que j’accumule et qui passe devant moi comme l’eau d’un fleuve. Depuis deux mois je prends des cours d’espagnol pour approfondir la culture latine et je donne des conversations en français à de nouveaux arrivants.
Le silence m’apaise
Quand je compose il me faut un endroit calme, spacieux de préférence, j’aime bien aller à la Grande Bibliothèque. Un certain café de la rue Mont-Royal fait mon affaire, son plafond haut en tuiles repoussées est accueillant. Un homme est assis devant une femme plus jeune, le tintement de leur jeu électronique m’agace, je change de table trois fois, je souffre du syndrome de la page blanche. Sinon je retourne chez moi, le soleil entre dans ma cuisine les après-midis de printemps, j’entends la voix de la voisine de l’autre côté de la ruelle qui est sortie sur sa galerie pour appeler son chat. Ce matin un autre café parmi d’autres me convient.
Le plus difficile pour moi est encore de me remettre à jour, à chaque jour, jour après jour, de recueillir mon inspiration. Je remplis mon calendrier mural que j’utilise comme un agenda pour noter mes rendez-vous et pour planifier mon emploi du temps. Il est tout bariolé en trois couleurs avec des flèches et des chiffres au marqueur rouge et des ratures, du liquid paper pour effacer si nécessaire et un bout de masking-tape parce qu’il n’y avait plus d’espace. Je conserve depuis des années mes anciens calendriers dans le haut de mon garde-robe. J’écris de préférence le matin en retrouvant mes esprits, je donne un sens à ma vie, je rêve à mes désirs. J’arrange mes idées au fur et à mesure qu’elles se présentent, selon mes besoins, selon mes priorités, je récupère les notes que j’ai laissées la veille sur ma table de travail, à côté de mon ordi ou devant la TV et je reviens où j’en étais rendu, mon inspiration circule.
Les mots servent à fixer ma pensée. Lorsqu’il est écrit, le mot reste. On peut valider ce qui a été écrit. On peut garder une idée, la travailler, y revenir à sa guise. L’écriture sur le papier ou à l’ordi, et même dans les messages-textes, la peinture, une œuvre d’art, ont ce caractère irrévocable, permanent, stable et définitif.
Je deviens réel.