Jeannine Bourget

Mon bonheur à partager

L’insaisissable impact des petits gestes

Mon nom est Jeannine Bourget, Sœur de Miséricorde, et j’ai 86 ans. Bien sûr que je ne pouvais pas prévoir vivre aussi longtemps mais…

À l’âge de dix-neuf ans, j’ai fait mon entrée chez les Sœurs de Miséricorde, une communauté vouée à l’apostolat auprès de mères monoparentales, de même qu’aux soins des malades dans les hôpitaux. Dans une communauté religieuse, les trois vœux constituent, de même que sa mission, une marque extérieure de son identité. Lorsque j’ai fait profession, j’ai mis mes mains entre celles de ses supérieures, et j’ai promis d’être fidèle. Le jour de ma profession religieuse, la Communauté m’a nommée comme étudiante en nursing. Ce n’est pas sans un pincement au cœur que j’ai accepté ce choix de ma propre vie, par esprit de sacrifice.

Pendant près de trente ans, je me suis dévouée corps et âme aux soins des malades, à titre d’infirmière bachelière, licenciée. J’ai œuvré au Canada anglais, aux États-Unis et à Montréal, surtout dans les départements de cardiologie, de chirurgie, en salle d’accouchement et en urgence, et quelques fois au soin direct des malades. Mais je dois avouer que ce n’était pas le choix de carrière que j’aurais désiré parce que ça ne faisait pas partie de mon ADN et pourtant j’aimais bien mes patientEs… Mais le devoir m’attendait là. À cet endroit même qui a été un tremplin pour autre chose, mon premier amour: lutter pour la justice.

Ma motivation pour lutter contre les injustices et la souffrance m’est venue très jeune. À l’âge de sept ans, je me suis sentie blessée par l’attitude d’une professeure à l’égard d’une petite fille dans ma classe. Et je me souviens de m’être dit intérieurement : «Ce n’est pas juste…». Cet événement a été l’élément déclencheur de mes luttes après un long moment d’incubation… Mon caractère combatif a certes été utile tout au long de ma vie. Il m’a cependant paru essentiel de corriger mon attitude, d’adoucir ce trait de caractère, plutôt prompt, voire parfois agressif. Je comptais arriver à une certaine sérénité et pratiquer la douceur. En conséquence, est devenu présent le sentiment de ma propre dignité en vue d’une plus grande profondeur de vie, d’où l’impact sur la façon de traiter mon entourage. Je me suis appliquée à être de bonne humeur et agréable avec les autres, à garder la paix autour de moi, à accueillir l’autre avec respect, à ne pas perdre une occasion de sourire, même de rire, de dire un mot aimable, de savoir dire merci, de faire n’importe lequel petit geste qui sème la paix et favorise l’amitié. Quand j’ai pris conscience d’avoir besoin des autres, ça valait la peine d’être vraie et honnête. Une décision aussi claire résultait du reflet de l’autre sur moi. Aujourd’hui, je crois que tous mes efforts étaient la quête de ma propre humanité et m’assuraient une vie heureuse. Cette croissance en maturité, il va sans dire, a exigé le passage de moments de crise.

Depuis 1970 et même avant, nous avons été les témoins d’une profonde transformation sociale au Québec. Aujourd’hui, être quelqu’un, c’est être capable de prendre des décisions d’importance au sujet de sa propre vie, c’est d’avoir une direction. Ce que je fais aujourd’hui doit prendre sens à la lumière de ce que j’ai fait auparavant. L’obéissance comprise dans les années 50 procurait une sécurité dans la vie d’une personne. Être infirmière, ce n’était pas seulement un service, c’était une vie, de la jeunesse à la vieillesse.

Dans ces années-là, j’étais dans la quarantaine et il y a eu un important déclic dans ma vie: celui d’avoir le goût de partager mon bonheur avec d’autres, selon mes aptitudes. Je comptais sur ma capacité d’empathie et ma facilité de relation. Et il me fallait trouver une nouvelle manière d’entrer en contact avec le monde en recherche de sens.

De 1973 à nos jours, Halte la Ressource s’avère mon lieu d’engagement. Comment décrire cet organisme communautaire? Quelqu’un me l’a résumé comme étant « un petit coup de pouce pour la vie ». Oui, un petit coup de pouce peut devenir un grand coup de main. Les petites attentions sont généralement des semences de vie. L’histoire de Halte la Ressource a été écrite sur des lignes courbes.

L’ouverture d’une maison a permis d’accueillir des prostituées. Ma compagne, Maria Bonenfant, et moi-même leur avons offert un accueil inconditionnel de jour et de nuit. La prostitution était un milieu spécial à découvrir. Ma compagne, Maria Bonenfant, assurait l’accueil à la maison tandis que moi, le travail de rue; et ce, tout en gagnant notre vie et en étudiant la théologie. Parfois la nuit, les policiers étaient autour. Quant aux proxénètes, il était préférable de les garder à distance. La mort subite de Maria a mis fin, après 6 ans, à notre merveilleuse aventure.

En 1980, Halte la Ressource (HLR) nouvellement enregistré comme organisme de charité, a ouvert de nouveau ses portes suite à l’arrivée du frère de St-Gabriel, Roma Lavoie, âgé de 59 ans, qui voulait lui aussi s’impliquer auprès de personnes marginalisées: les habituéEs de la drogue, de la boisson et autres. C’était l’année de la désinstitutionnalisation à Montréal. Des personnes avec des troubles mentaux, retrouvées à la rue, envahissaient les organismes communautaires du milieu. Vous devinez que cette expérience a été exigeante et dangereuse à certains moments. Et un jour, après 19 ans d’accueil, de relations d’aide, d’activités spirituelles, éducatives et sociales, un geste malheureux a failli me coûter la vie, je suis passée à deux cheveux de me faire étouffer par un malade en crise. Suite à cet événement, ma réflexion a été de ne plus continuer dans ce milieu-là. À son tour, Roma mourait, d’une crise cardiaque. De nouveau, je restais seule. C’était en 1998.

Par la suite, HLR reprenait son envol de façon différente. Cinq ans plus tôt, suite à des besoins exprimés par un groupe de mamans d’origine latino, l’organisme les a accueillies et accompagnées. Je me suis de nouveau sentie interpellée. C’était une belle occasion en tant que Sœur de Miséricorde d’être en lien avec les mères. Du même coup, HLR s’est tournée vers le multiculturalisme. Ça a été l’occasion de revoir notre charte et de devenir un organisme communautaire pour la famille.

Et la suite fut heureuse. En 2001, suite au besoin criant de logements pour les familles, ces dernières se sont réunies pour y réfléchir. Ce n’est qu’en 2012 qu’un projet a pris forme : La Coopérative de Solidarité la Familiale. Ce projet suscite un intérêt réel depuis son ouverture sur le Plateau Mont-Royal à Montréal. Des 20 logements construits, 10 sont subventionnés pour des personnes à faible revenu. La coopérative compte maintenant 16 familles dont 12 monoparentales, 4 personnes seules, 33 enfants.

Aujourd’hui en 2018, «Situé en plein cœur de Rosemont–La Petite-Patrie à Montréal, Halte la Ressource est un organisme communautaire famille à géométrie variable, tout comme l’est la réalité des familles d’aujourd’hui: monoparentales, recomposées, nucléaires ou autre. C’est un milieu de vie chaleureux et accueillant, lieu de presque tous les possibles, de toutes les initiatives.» (Extrait du site Web de Halte la Ressource : http://www.haltelaressource.org/).

Une équipe formidable a pris la relève et j’en suis reconnaissante. Pour ma part, je continue à rendre de petits services sur place. De même que le rêve d’un logement pour les familles est devenu réalité, je souhaite rassembler des mamans pour réaliser la deuxième phase de la Familiale dès qu’un terrain sera disponible.

Pendant 45 ans, le chemin s’est fait en marchant à petits pas et à contre-courant. Toutes ces années d’engagement, d’accueil inconditionnel à HLR, de suite de petits gestes d’entraide, de travail contre les inégalités sociales auprès de femmes et d’hommes en recherche de sens, comment pouvons-nous en mesurer l’impact? Je crois que cet organisme communautaire voué au bien-être des familles aura été l’instrument d’une noble action et continuera de travailler et de cheminer en solidarité humaine pour appuyer les droits humains et rendre la société plus juste.

En terminant, après avoir vécu si longtemps, et ce n’est pas fini, une constatation s’impose : Mon passage sur la terre m’aura permis de mettre mon petit grain de sel dans l’engrenage et ça me réconforte. Je crois que mon bonheur à partager avec d’autres était au rendez-vous pendant toutes ces années de service. Vivre dans la confiance en vaut la peine, j’en suis témoin.