Jacques Beauchemin
Racines et terreaux mouvants
Le temps et l’espace soigneusement mis en mémoire
Recompter ma vie …
Ces chiffres, ces nombres, autant de repères alignés clairement dans mes souvenirs qui ponctuent mes amitiés, mes études, mes amours, mes engagements, les métiers que j’ai occupés.
Je pourrais vous nommer toutes les adresses où j’ai habité dans le Mile End. Ce quartier bordé par le chemin de fer, ce terreau où j’ai repris racine quand ma famille a été dispersée au départ de mon Drummondville natal, les 3 enfants confiés à des parents proches ou éloignés…
Je pourrais vous nommer toutes les écoles où j’ai été, en quelle année, sur quelles rues, les années de scolarité qui y ont été complétées.
Le savoir-faire : un précieux héritage paternel
Enfant, j’ai toutefois pu côtoyer mon père, qui m’a formé et intégré graduellement au travail. Je me revois monter les 5 étages des logements où, pour aider mon père, je livrais le lait pour la Ferme St-Laurent.
Puis, je lui ai été d’une aide précieuse et précise avec mes petits doigts d’enfant. Je me revois insérer des ressorts dans les loquets de ces anciennes armoires de bois.
«Jack of all trades»: 56 métiers, 56 misères
J’ai fait plusieurs métiers, petits et grands dès mon jeune âge, de servant de messe à livreur à bicyclette, d’installateur de lignes téléphoniques à agent de sécurité puis enquêteur et depuis de nombreuses années : homme à tout faire dans la construction et la rénovation, en passant par la surveillance de chantier à la plomberie et la menuiserie. Je me surnomme : «Jack of all trades».
Étant à l’emploi de la Northern Electric et n’en pouvant plus d’étouffer au centre-ville de Montréal, j’avais alors demandé à être affecté en région. Je me suis retrouvé pendant plusieurs mois dans un village perdu au cœur de Terre-Neuve, très loin du pittoresque port de mer.
Je retrace en pensée les 3 000 milles parcourus par la suite sur des pneus usés à la fesse, pour aller travailler dans l’immensité glacée de l’hiver du Manitoba dans un endroit aussi exigu qu’une petite cuisine pour y installer des lignes téléphoniques.
Puis, un épisode de 9 mois pour reprendre mes forces, comme pour accoucher à nouveau de moi-même, un nouveau départ vers un travail au soleil en Floride avec les oncles, les neveux et les frères de ma future femme.
Je me remémore les dizaines de pièces où j’ai travaillé ou dormi, lorsque je veillais 24 heures sur 24 à la surveillance du chantier lors de l’élaboration du centre communautaire où j’avais été employé. Je travaille encore de temps en temps, j’ai un agenda qui se remplit mensuellement et à l’occasion sur appel.
La solidarité comme tissu social
On peut se fier à moi, je suis responsable et solidaire.
Je fais partie d’une communauté, à la fois ancestrale, familiale, amicale, paroissiale et communautaire. Je souligne mes appartenances, elles me sont chères.
La vie a brisé tôt et abruptement certains de mes liens familiaux et en a tissé et retissé certains autres. J’ai accepté comme mienne l’instabilité de la vie.
Jeune homme, j’ai aidé à prendre soin de la famille de celle qui allait devenir par la suite ma femme. Mon beau-père, frappé par une maladie grave et fulgurante ne pouvait plus voir aux besoins de 7 de ses enfants en bas âge, les 7 autres ayant quitté le nid familial.
J’ai été un proche aidant de mes parents dans leur fin de vie. J’ai aussi fait beaucoup de bénévolat dans le passé pour des organismes en faisant de menus travaux. Maintenant encore, quand je peux donner un coup de main, je le fais. Je peux aider un ami malade, je peux payer le transport à quelqu’un de plus mal pris que moi à l’occasion.
Bien que je vive maintenant pauvrement, j’accepte tout de même avec joie ce que la communauté peut m’apporter : événements, expositions, activités éducatives et culturelles… Je côtoie des gens de tous milieux et je vis des expériences solidaires.
L’importance de l’instant présent
Le fragile équilibre entre l’appartenance à un lieu, à une fratrie, à une communauté et la résilience face à ce que la vie apporte.
Je sais d’où je viens, je ne connais pas mes prochaines destinations. Je pourrais tout laisser et partir en voyage, si je le voulais. J’ai des rêves. Un de ceux-ci a fort peu de chances de se réaliser, mais un monsieur de 71 ans peut bien rêver… en couleurs. Je me vois lancer un dard sur une carte du monde et me rendre à cet endroit.
Plus sérieusement, j’aimerais bien faire un voyage pour renouer avec certaine personnes chères du passé, je connais leurs coordonnées, je vais y aller.
Je pourrais aussi aller à Vancouver, m’acheter une moto… quitte à devoir quitter la résidence où je vis. Vivre l’instant présent, c’est ce qui me permet de faire face à tout ce que le destin peut m’apporter. Ça ne me fait pas peur le changement, pour moi c’est de l’agrément.