Christian Vaillant
La guitare de mon grand-père
La musique de mon histoire
À la mort de ma mère il y a 5 ans, j’ai récupéré la guitare de mon grand-père, Paul, dans un étui capitonné comme une vieille dame mal emmanchée, à moitié mourante. J’avais déjà depuis longtemps le banjo de mon grand-père, mais l’arrivée de sa guitare m’a complètement chamboulé. J’en ai pleuré d’émotion mais aussi de consternation car elle était dans un piteux état. Que faire de cette vieille dame de 86 ans qui venait de traverser l’Atlantique après de nombreuses tempêtes? Allais-je la pendre au mur ou la prendre dans mes mains?
J’ai toujours été mélomane, mais pas musicien. Lorsque j’ai eu 6 ans, ma mère a voulu que j’apprenne la guitare avec mon grand-père, musicien de métier, mais il n’avait pas la constance de m’enseigner même si nous étions très proches. À cette époque il avait environ 67 ans et il souffrait trop de son arthrite. Il supportait mal de ne plus pouvoir jouer. Devant la difficulté d’apprendre la musique, cette langue compliquée et le peu de patience de mon grand-père, j’ai vite abandonné.
Pour décrire mon grand-père, j’emprunterais les mots d’un compositeur que j’aime bien : « Il a dû faire toutes les guerres de la vie. Et l’amour aussi. » Pour le dire autrement, il a été enrôlé dans les deux grandes guerres et il a enjôlé plus de deux femmes… Né en 1889, Tsigane d’origine Sinti (Le mot sinti désigne les Tsiganes des régions germanophones qui ont été déportés et exterminés en partie (85 %) par les Allemands lors de la Seconde Guerre mondiale1), il a beaucoup souffert de ses origines et c’est seulement au crépuscule de sa vie qu’il me révéla ses racines.
Il a dû mener plusieurs combats, de l’intérieur comme de l’extérieur, et au fil du temps j’ai aussi eu les miens, différents. J’ai quitté la maison à 14 ans car je haïssais mon père qui nous battait. Bref, j’ai eu une histoire familiale en dents de scie et je n’ai jamais appris la musique. J’avais des regrets: j’avais l’impression d’avoir déçu mon grand-père, ma mère et moi-même. Je me suis donc lancé: j’allais faire réparer la guitare et apprendre à en jouer. En même temps que la guitare, je pourrais peut-être réparer ce qui était brisé à l’intérieur.
[1] Source: MALHERBE, Michel. Les langages de l’humanité, Robert Laffont
Maccaferri, lutherie et cie
Je me renseigne d’abord sur la guitare, c’est une Selmer Maccaferri! L’histoire des objets m’a toujours passionné. J’achète l’histoire des guitares Selmer Maccaferri de François Charle et j’apprends qu’il y en a eu environ 500 de fabriquées ! Celle de Paul a été fabriquée dans le premier semestre de 1932.
Pour le coup, je m’intéresse à l’univers des hôpitaux pour guitare car ma vieille dame va devoir y séjourner, et je suis heureux d’apprendre que la lutherie québécoise est une des mieux cotées sur le marché mondial ou pour le moins sur le marché nord-américain. Je choisis forcément un bon luthier, le meilleur pour mon amour mal emmanché. Il est très impressionné lorsqu’il la voit! Il me dit qu’elle ressemble à une guitare de Félix Leclerc qu’il a déjà réparée….
Une guitare à la mer
Après avoir récupéré ma vieille dame requinquée, je prends des cours avec une professeure de guitare qui fait du jazz manouche. Fière de sa sonorité et prête pour une nouvelle virée, ma vieille dame se retrouve dans mes doigts maladroits. Je la balade en vélo, je l’amène en vacances, je la trimballe au bord de la mer… Pauvre guitare, elle a eu un coup de chaleur! Les vacances ne lui ont pas fait du bien, il faut retourner chez le luthier. À sa vue il s’exclame: « Tu es fou! As-tu une idée de la valeur de cette guitare ? » En effet en plus d’avoir une valeur sentimentale inestimable, elle a une certaine valeur monétaire. Aussi, je dois la laisser chez moi et j’achète une autre guitare pour mes sorties!
Des guitares à chaleur humaine
Ayant compris que je dois amener ma vieille dame aux urgences dès qu’elle éternue, je décide d’acheter une guitare seconde main pour la route. Je choisis une Simon et Patrick (Godin) à la sonorité folk fabriquée dans une lutherie à La Prairie. Je l’ai achetée à un jeune étudiant en lutherie qui l’avait depuis peu mais il a décidé de s’en départir pour pouvoir s’acheter du matériel pour se fabriquer sa propre guitare. Cette guitare avait déjà son début d’histoire et voici sa suite.
Elle est maintenant dans les mains de Michel McLean, un ami musicien et chanteur qui a déjà joué notamment dans Starmania. J’avais envie de jouer avec Michel, alors je lui ai demandé et on s’est mis à gratouiller et à parler musique. Sous le poids de mes questions incessantes et de mon grand enthousiasme, ce « vieux chanteur-guitariste » s’est remis à jouer de la guitare, ce qu’il n’avait pas fait depuis 5 ans. Il avait déjà mis sa guitare en vente lorsqu’il y a repris goût, alors je lui ai prêté la mienne.
J’ai aussi hérité d’une guitare classique (une Yamaha GC de 1974), celle de Denis, le père de ma belle-fille. Lorsqu’il était aux urgences, j’ai été faire du ménage chez lui et voyant sa guitare « gisant » dans un coin enfumé j’ai décidé de la nettoyer, j’ai changé et accordé les cordes. Je l’ai bichonnée en pensant à lui…il aurait peut-être du plaisir à gratter quelques cordes en sortant de l’hôpital. Je ne pouvais rien faire pour Denis, mais je pouvais soigner sa guitare et ainsi donner un coup de pouce à son moral. Parfois en soignant la tête on soigne le corps aussi. Il a été très touché, mais peu de temps après il est décédé, alors j’ai hérité de sa guitare et j’ai décidé de continuer à la faire vivre. Le plus grand mal d’une guitare, c’est de ne pas être utilisée…
La musique en héritage
Chacune de mes guitares a un vécu, une personnalité et une magnifique histoire de cœur. L’âge permet d’avoir cette relation avec l’instrument. Mes guitares ont été dans les bras d’hommes très inspirants, et de façon interposée, ils continuent de vivre en moi, à travers mes doigts.
Je suis un modeste guitariste amoureux qui joue des ballades. Mes guitares me font rêver, mais elles me gardent aussi éveillé, alerte, car je travaille ma concentration, ma souplesse, ma coordination et ma mémoire. Ma mémoire familiale aussi, car celle de Paul m’a fait replonger dans mon histoire. À travers des photos de ses guitares, je peux retracer le parcours de mon grand-père. Avec qui joue-t-il? Dans quel endroit? De qui a-t-il eu cette guitare? C’est peut-être Django qui lui a donnée…
Je suis tellement fier d’avoir appris la guitare et d’avoir fait la paix avec mon passé! J’en ai gratté des cordes sensibles et des bibittes! Il est important de connaître son histoire, de savoir accepter d’où l’on vient, de comprendre qui on est et de vivre en harmonie avec soi et avec les fantômes du passé. Ainsi, grâce à la guitare, j’ai fait du chemin pour qu’au moment de ma mort je sois souriant et serein. Oui, je veux que mon histoire se termine sur une bonne note, et je souhaite que mes guitares partent avec toute leur histoire et qu’elles suivent quelqu’un d’autre. Je souhaite à ma vieille dame d’être au moins tricentenaire et de s’épanouir en beauté dans des bras qui sauront l’aimer et la faire vibrer.